Trois chefs scouts, un Willys Jeep et l’opération Ananas
En 1955, trois jeunes chefs scouts quittent São Paulo, au Brésil à bord d’un Willys Jeep CJ-3B. Ils s’en vont au Canada prendre part au jamboree mondial, pour ensuite prolonger leur aventure jusqu’en Alaska. C’est l’Operação Abacaxi — l’opération Ananas. Dans un communiqué publié il y a quelques jours, la filiale brésilienne de Stellantis rappelle cet incroyable périple réalisé à travers les trois Amériques, il y a 70 ans.
Les protagonistes de cette aventure habitent tous à São Paulo depuis quelques années, mais aucun n’est d’origine brésilienne. L’initiateur du projet, Hugo Vidal, est un Uruguayen de 22 ans et il habite cette ville depuis huit ans. Pour sa part, Charles Downey, un Britannique du même âge, a vécu à São Paulo presque toute sa vie. Le Tchèque Jan Stebly, enfin, a 20 ans et il est arrivé dans ce pays alors qu’il n’en avait que six.
Le premier travaille au département des ventes d’un concessionnaire Willys, le second est stagiaire à l’administration d’une fabrique de cigarettes et le troisième est toujours aux études. Mais tous trois ont un point en commun : leur rôle de chefs scouts au sein du grupo escoteiro Carajás (au Québec, aujourd’hui, on dirait un animateur).
Première destination : le 8e jamboree scout
Vidal a imaginé cette expédition en 1954, mais des contraintes budgétaires et techniques ont empêché sa réalisation. L’année suivante leur donne cependant une justification en or pour relancer le projet : le huitième jamboree mondial. Pour la première fois, le Mouvement scout organise ce rassemblement international ayant lieu tous les quatre ans hors de l’Europe. Cet événement qui attirera plus de 11 000 participants à Niagara-on-the-Lake, en Ontario, aura lieu du 18 au 28 août 1955.
Il n’en faut pas plus pour que les trois amis redonnent vie au projet. Il faut cependant trouver un véhicule et remplir la cagnotte, car elle est vide. Vidal se tourne alors vers son patron : J. B. Versteg. Actionnaire de Willys Overland do Brasil, il est propriétaire d’Agromotor S. A., le concessionnaire de la marque à São Paulo. Il est aussi un ancien scout. Fidèle à son engagement, il décide d’offrir un Jeep CJ-3B 1954 au trio. Il n’est pas neuf, mais il fera l’affaire.
Par ailleurs, pour amasser les quelque 2 000 $ dont le trio a besoin, grâce à Versteg, ils obtiennent du fabricant d’huile moteur Royal Windsor (dont il est le distributeur local) et d’une vingtaine d’équipementiers brésiliens membres d’un regroupement des contributions financières en échange de l’utilisation de leurs produits sur le 4×4 en plus, naturellement, d’afficher leurs marques de commerce sur sa carrosserie. Ces entreprises espèrent ainsi faire rayonner les produits automobiles brésiliens à l’étranger.
Avant le départ, le CJ-3B est modifié pour recevoir deux réservoirs d’essence additionnels de 30 litres, une sellerie spéciale, un toit rigide en acier (gracieuseté d’un des équipementiers), un réservoir d’eau de 60 litres et une suspension renforcée permettant de hausser la capacité de charge de 750 à 2 000 kg. Les roues sont chaussées de pneus pour la boue, puis on installe un porte-bagages et un support pour deux pneus de rechange.
L’ananas : une pointe d’humour
L’ananas joue un rôle symbolique pour les trois aventuriers, qui entrevoient un voyage qui ne sera pas de tout repos. En 1955, la Panamericana, cette route dont on parle dans cette région depuis 1923 et qui doit relier les trois Amériques, du sud de l’Argentine jusqu’en Alaska, est loin d’être terminée. Les trois aventuriers savent qu’ils devront traverser certaines régions où il n’y a même pas de route. D’ailleurs, aujourd’hui encore, cette route est toujours inexistante sur un peu plus d’une centaine de kilomètres entre le Panama et la Colombie !
Voilà pourquoi, avec un brin d’humour, Hugo, Charles et Jan baptisent leur projet « opération Ananas ». Ils ont même fait peindre leur Jeep en vert et jaune, comme ce fruit. Il faut savoir que, dans la langue populaire des Brésiliens, « ananas » équivaut au terme « citron » que nous employons parfois pour désigner un objet de piètre qualité ou un projet à l’avenir incertain.
Deuxième destination : l’Alaska
Bref, le trio quitte São Paulo le 1er avril 1955 et arrive à Niagara-on-the-Lake le 18 août. Puis, au terme de leur séjour ontarien, ils décident de prolonger leur périple jusqu’à Fairbanks, en Alaska, seconde destination qu’ils atteignent au milieu de novembre, comme le relate le Daily News-Miner, quotidien de cette ville située au nord du 64e parallèle, dans son édition du 15 novembre 1955.
À leur retour au Brésil, le 14 avril 1956, ils sont accueillis en héros par le gouverneur de São Paulo. Ils ont alors parcouru 72 985 kilomètres à travers près d’une vingtaine de pays sous la pluie, la neige ou le soleil, tantôt par une chaleur accablante, tantôt dans un froid glacial.
L’expédition coûte finalement 5 000 $ environ et leur fidèle Jeep réussit à tenir le coup tout au long du voyage, même si les trois aventuriers ont dû à plus d’une occasion le faire bouger en poussant ou en tirant. Certaines circonstances prévues et imprévues les ont aussi contraints à franchir certaines étapes du voyage à bord d’embarcations, en train, en bateau et même en avion. Mais au terme de cette aventure, ils ne recensent qu’une cinquantaine de crevaisons et neuf pneus usés. Mieux encore, ils ont subi une seule panne d’essence : en traversant le tunnel Lincoln, à New York !
Fait à noter, Hugo Vidal, dernier survivant du trio, relate cette aventure dans un livre bilingue (portugais/anglais) illustré avec une centaine de photos. Intitulé Flashes de uma aventura — Flashes of an adventure, il a été publié en août 2018.
Photos : Stellantis et Hugo Vidal