Tchèque l’auto ou les trois vies de Skoda au Québec
Cotton Motor Sales (1ere partie)
Note de la rédaction : Une histoire en cache souvent une autre, surtout lorsqu’on la documente à partir de publicités d’époque. C’est la démarche choisie pour cette nouvelle rubrique d’AnnuelAuto.ca.
En amorçant ma recherche pour en apprendre davantage sur la présence au Québec de la marque tchèque Skoda, de la fin des années 50 au milieu des années 60, en consultant la publicité d’époque j’ai naturellement déniché beaucoup d’informations sur sa commercialisation qui a repris au début des années 80.
Mais quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que Skoda avait été présente dans la Belle Province une première fois au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Teintée d’audace commerciale et de nationalisme anxiogène, cette histoire oubliée constitue le premier des trois volets consacrés aux trois vies de Skoda au Québec. — Luc Gagné
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Le 9 août 1949, l’homme d’affaires Randall Cotton cause une commotion à Montréal en garant sa voiture devant l’hôtel Mont-Royal. Yves Jasmin, journaliste du quotidien Le Canada, raconte : « C’est une sensation ! C’est l’auto de demain aujourd’hui ! C’est une Tétra (sic.) ! Ça vient de Tchécoslovaquie ! Les commentaires vont bon train. La scène se passe devant l’hôtel Mont-Royal depuis quelques jours. La foule s’amasse, les autos arrêtent, la circulation est bloquée et le gérant de l’hôtel, très correct, monte à la chambre de M. Randall Cotton, de Québec, le roi du Whizzer au Canada, pour lui demander d’enlever sa trop éblouissante voiture de devant l’hôtel, parce que les agents de circulation ne suffisent plus à faire circuler les autos. »
Jasmin affirme qu’à l’époque, c’est la seule Tatra en Amérique. Une Tatra T600 également appelée Tatraplan, pour être plus précis. C’est une des deux marques de voitures que Randall Cotton veut offrir aux Québécois. Pour ce faire, le mois précédent il a d’ailleurs créé la Cotton Motor Sales à Québec avec deux associés : Paul-A. Plamondon, un promoteur de boxe bien connu, et Jean-Paul Dionne, un avocat.
« On me prend souvent pour un prince en visite », explique M. Cotton dans l’article de Jasmin. « Dès que nous arrêtons quelque part, les gens s’attroupent autour de l’auto, posent mille questions jusqu’à ce que la police vienne nous dire de partir. C’est un peu ennuyeux, mais c’est quand même très agréable. » Mais la Tatraplan se veut haut de gamme, alors que l’autre auto tchèque qu’il va importer vise la plèbe. C’est la Skoda.
Marque plus que centenaire
Aujourd’hui plus que centenaire, cette marque est entrée dans le giron du groupe Volkswagen en 1990. Elle trouve son origine dans la fusion qui a réuni deux vieilles entreprises tchèques en 1925 : Laurin & Clement et les usines Skoda, la plus grande entreprise industrielle du pays. Quant à Tatra, ce constructeur fait ses débuts à la veille du 20e siècle et demeure indépendant jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre, plus précisément en 1948.
Cette année-là, la Tchécoslovaquie est absorbée par l’empire soviétique. Le nouveau gouvernement communiste mis en place fait alors de la gestion de ces deux marques une affaire d’État, tout comme leur commercialisation à l’étranger. Voilà pourquoi les véhicules que Cotton et ses collègues souhaitent vendre au Québec, mais aussi en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, sont rapidement étiquetés « communistes » !
Mais Cotton n’est pas homme à se laisser abattre. Les Skoda qu’il va offrir, les modèles 1101 et 1102, sont plus petites qu’une Chevrolet 1950, mais elles constituent une gamme diversifiée composée de berlines à 2 et à 4 portes, d’un cabriolet, d’un coupé découvrable, d’une familiale, d’une fourgonnette et même d’une ambulance !
Spécialiste de la promotion, pour faire connaître ces deux marques, en 1950 il s’associe à l’hebdomadaire Le Petit Journal de Montréal, qui lance le concours Miss Cinéma 1950. Le grand prix remis à la starlette qui sera couronnée sera d’ailleurs une Skoda décapotable.
Au même moment, il placarde d’autres grands journaux, comme La Patrie, L’Action catholique et Le Canada, de publireportages (oui, ça existe déjà à l’époque). Ils mettent l’accent sur les vertus et qualités des deux voitures, surtout la Skoda. Il pressent qu’elle sera la plus populaire des deux puisqu’elle est moins chère. En 1950, la berline à 2 portes d’entrée de gamme sera offerte à partir de 1 495 $ et elle aura un 4-cylindres de 1,1 L et 32 ch (dans ses publicités, Cotton annonce 45 ch). Plus luxueuse, la Tatraplan coûte 2 130 $ et sa carrosserie aérodynamique paraît aussi étrange que son 4-cylindres à plat refroidi à l’air monté à l’arrière; un moteur de 2,0 L qui livre 52 ch.
Dans Le Canada, en mars 1950, Randall Cotton « assure » ses acheteurs qu’ils auront un excellent service en cas de panne. « Un service de 24 heures par tout le Canada est assuré à ceux qui seraient en panne dans un village éloigné ou dans un hameau perdu », dit-il.
Antithèses de la voiture typique
Mais la Skoda et la Tatraplan sont aux antipodes de la voiture typique des automobilistes d’ici. La Chevrolet Special Fleetline, par exemple, a un modèle d’entrée de gamme à deux portes offert à partir de 1 821 $, qui est plus spacieux qu’une Skoda en plus d’avoir une allure plus familière que celle de la Tatra. Qui plus est, plus pimpant, son 6-cylindres en ligne de 3,5 L livre 90 ch.
La Skoda vise cependant un créneau d’acheteurs naissant. Ce sont ces automobilistes friands des véhicules qu’on va admirer au deuxième Salon de l’auto européenne de Québec. Les organisateurs de l’événement organisé au Manège militaire en mai 1950 présentent d’ailleurs la Skoda comme la grande vedette. Cette voiture sera aussi exposée dans certains hauts lieux montréalais, comme l’édifice Bond, au carré Philipps.
Opposition farouche
L’arrivée de ces voitures tchèques agace les concessionnaires des marques étatsuniennes. Cotton se heurte à une opposition farouche aux penchants nationalistes. Des commerçants québécois s’opposent ouvertement « au commerce de voitures provenant d’un pays communiste qui vient faire concurrence à celles produites par la main-d’oeuvre canadienne », nous apprend Le Soleil du 24 avril 1950. Même en Ontario, où Cotton va présenter ses voitures, la Toronto Automobile Trade Association réagit vivement. Son président, G.-H. Hogan, fait une plainte au gouvernement fédéral « du fait que les voitures anglaises accaparaient déjà une tranche suffisante du marché canadien », rapporte La Patrie quatre jours plus tard. Curieusement, durant les mêmes jours, un arrivage d’une soixantaine de voitures est saboté par des malfrats au port de Montréal. L’incident se solde par 9 pertes totales et 50 voitures très endommagées, affirme Randall Cotton aux journaux québécois. Ottawa répond néanmoins qu’on n’interdira pas l’importation d’autos tchèques.
En décembre 1950, Jacqueline Gilbert devient Miss Cinéma 1950. Elle reçoit sa rutilante Skoda décapotable, mais on ignore combien de temps elle la conduira. On imagine la confusion des Québécois face à la menace communiste. L’Action catholique du 19 mars 1951, par exemple, publie à la une : « Excommunications en Tchécoslovaquie — L’Église frappe pour la 5e fois le communisme », puis propose aux lecteurs, en page 13, une publicité de Cotton Motor Sales offrant un « sedan Skoda à 1 525 $ ». Je ne serais pas surpris d’apprendre que, dans son sermon du dimanche, un curé aurait fortement déconseillé à ses paroissiens d’opter pour une auto de soviets pareille, au risque de subir également l’excommunication !
L’aventure tchèque de Cotton Motor Sales s’étiole déjà. En mai 1951, les petites annonces de ce même quotidien nous permettent de découvrir que l’entreprise a déjà besoin de disposer de deux Skoda et trois Tatra 1950 « flambants neuves ». Cotton Motor Sales avait un permis d’Ottawa pour importer 600 voitures ou plus et des pièces, mais parions qu’il n’en n’ont pas vendu autant. Et c’est sans compter qu’en juillet 1952, six autres voitures sont « démentelées » par des voleurs dans le port de Montréal, causant des « pertes considérables » à l’entreprise, selon La Presse. Dès lors, les noms Skoda et Tatraplan disparaissent des actualités des grands médias québécois. On ne les retrouve plus que dans les petites annonces des vendeurs de voitures d’occasion dont personne ne veut.
Photos : Skoda et Archives diverses.